Stéphane Sitbon-Gomez et Marianne Siproudhis : « France.tv est au centre de notre transformation »
Interview The Media Leader du 10 novembre 2025
Dans un paysage audiovisuel en pleine mutation, entre recul du linéaire, essor du digital et tensions autour du financement du service public, France Télévisions accélère sa transformation. Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des antennes et des programmes, et Marianne Siproudhis, directrice générale de FranceTV Publicité, répondent, pour la première fois, aux questions de The Media Leader. Ils reviennent sur la dynamique de France.tv, la montée en puissance du Total Vidéo et les alliances data qui redéfinissent le modèle du groupe.
The Media Leader : La rentrée 2025 a été intense : Quel bilan tirez-vous ?
Stéphane Sitbon-Gomez : En septembre 2025, les audiences numériques sont au-delà de nos espérances. Après l’« apothéose » des Jeux 2024, on aurait pu craindre un recul, et il est vrai que la dynamique exceptionnelle des Jeux s’est naturellement un peu essoufflée.
Mais dans ce contexte, le digital fait clairement de cette rentrée un succès historique : nous faisons +25% d’audiences digitales vs il y a un an, nous avons touché 44 millions de Français et 70% des Français sont passés sur france.tv sur le mois.
Le rajeunissement est réel : 45 ans d’âge moyen sur france.tv contre 55 ans sur l’ensemble France Télévisions (chiffres Médiamétrie Watch). Ce pivot était jugé impossible il y a 3-4 ans, il est désormais accompli.
Marianne Siproudhis : C’est une rentrée très intense et révélatrice de l’évolution du marché.
Après l’effet JOP, nous avons continué à accélérer sur la vidéo digitale. Aujourd’hui, elle pèse 20% de nos revenus publicitaires, en croissance de +55% sur un an, quand notre CA pub TV est plutôt à -2% dans la moyenne du marché. Notre TV garde une large puissance instantanée, avec près de 30 millions de téléspectateurs par jour sur nos chaînes et nous observons une forte progression de l’engagement sur france.tv, avec des contenus premium et une consommation en preview, en direct et en replay.
Notre priorité a été de démontrer que le Total Vidéo est un levier de performance et de responsabilité. Nous avons renforcé la mesure, enrichi la data collaboration et intégré désormais un bilan carbone systématique pour chaque campagne. Cette rentrée a aussi confirmé la confiance des marques, notamment sur les grands rendez-vous événementiels et culturels.
Nous avançons avec un objectif clair : faire de la qualité et de la transparence les vrais indicateurs de valeur.
Le linéaire reste un pilier essentiel du lien collectif, mais les usages changent profondément.
TML : Les audiences linéaires reculent (–1 point pour le groupe en octobre). Est-ce une préoccupation ?
S. S. G. : Nous le prenons très au sérieux. Mais nous voyons qu’au-delà des baisses conjoncturelles, nous faisons face à une transformation structurelle.
Le linéaire reste un pilier essentiel du lien collectif, mais les usages changent profondément : les Français regardent toujours autant de contenus audiovisuels, simplement ailleurs, autrement, et à d’autres moments.
Notre responsabilité, c’est d’accompagner cette transition : faire en sorte que le service public soit présent partout où les publics se trouvent, qu’ils regardent un JT en direct, une série sur france.tv, ou un extrait sur TikTok.
TML : Êtes-vous satisfaits du nouveau 20h de Léa Salamé ?
S. S. G. : Oui, je suis très satisfait de ces deux premiers mois. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur avril-juin (avant sa prise de fonction), nous étions autour de 3,5 millions de téléspectateurs et 20,1% de part d’audience. Sur septembre-octobre, nous sommes à 3,9 millions de téléspectateurs et 20,3% de part d’audience.
Léa Salamé s’affirme soir après soir comme une incarnation forte du 20 Heures, à la fois rigoureuse, moderne et proche du public. Les résultats sont déjà là : le public suit, la dynamique est positive, et cela confirme que le pari éditorial est le bon.
TML : Quels leviers concrets ont permis le rajeunissement de l’audience ?
S. S. G. : Nous avons triplé les budgets destinés aux jeunes publics et développé des formats originaux avec des créateurs.
Le succès du GP Explorer illustre cette alliance inédite entre le service public et les créateurs de contenu : 6,7 millions de personnes touchées sur france.tv, 1,6 million sur France 2 et 40% de part d’audience sur les 15-34 ans. Plus de 70% des nouveaux inscrits avaient moins de 24 ans. Squeezie, figure majeure du YouTube français, a perçu la puissance unique du service public, capable de toucher 80% des Français.
Nous avons lancé fin 2023 une offre dédiée aux jeunes publics, avec un triplement des budgets. Aujourd’hui, un compte sur deux créé sur france.tv a moins de 34 ans. Nous sommes allés là où sont les publics : K-pop, musiques urbaines, formats attendus par les 15-35 ans. Et nous avons renouvelé les visages et les programmes, en assumant des choix éditoriaux audacieux.
Le service public doit être le contrepoint d’un paysage médiatique de plus en plus polarisé.
TML : Les économies et la tribune des producteurs sont inquiets du financement de l’audiovisuel public : vous partagez cette alerte ?
S. S. G. : Oui. Nous avons réduit d’environ 200 M€ nos dépenses de programmes et renégocié des droits, en arrêtant des émissions de flux quand il le fallait.
Au-delà de France Télévisions, qui finance 400 œuvres par an, je m’inquiète d’une diminution générale de l’investissement culturel : chaînes privées sous pression, plateformes SVOD qui optimisent leurs obligations. Si demain seuls des acteurs sans investissement éditorial alimentent l’offre, c’est la paupérisation des contenus et un affaiblissement culturel pour le pays.
TML : Vous avez désormais la direction de l’information dans votre périmètre. Quelle est votre vision du traitement de l’actualité, notamment face à CNews qui poursuit sa progression face à France Info à 1,1 pt PDA ?
S. S. G. : Le service public doit être le contrepoint d’un paysage médiatique de plus en plus polarisé.
CNews a trouvé une ligne éditoriale cohérente, mais fondée sur la confrontation permanente. Notre responsabilité, c’est de proposer un autre modèle, fondé sur la rigueur, la pluralité et la sérénité du débat.
Face à des chaînes d’information en continu parfois perçues comme anxiogènes par les publics, France Télévisions doit offrir une véritable « safe space ». France Télévisions touche 16 millions de Français chaque jour avec son offre d’information.
Évidemment, je souhaiterais que la chaîne France Info puisse continuer à progresser.
TML : Vous préparez le lancement d’une nouvelle chaîne sport à l’approche des Jeux olympiques d’hiver de Milan-Cortina 2026. Quelle est la vision derrière ce projet ?
S. S. G. : C’est un prolongement naturel de la dynamique initiée avec Paris 2024. Les Jeux ont rappelé combien le sport incarne à la fois la fierté nationale, la diversité et la vitalité du service public. Avec la chaîne « Sport » sur france.tv, nous voulons offrir une présence continue du sport français tout au long de l’année, au-delà des temps forts.
TML : Quelle est votre philosophie sur la distribution et la présence du service public sur les plateformes externes ? Vous avez notamment exprimé votre désaccord après la reprise de vos chaînes sur l’offre gratuite Free TV.
S. S. G. : Nous avons fait évoluer notre politique de distribution pour répondre à une évidence : les Français consomment aujourd’hui les contenus là où ils se trouvent, et non plus seulement là où nous les diffusons. Notre mission est de rendre france.tv accessible partout, mais dans le respect du droit et de nos valeurs. Cela veut dire construire des partenariats équilibrés et refuser les logiques d’appropriation unilatérales.
Nous ne vendons pas qu’une audience, nous créons de la valeur durable – pour les marques, les citoyens et la création.
TML : Quelle est votre doctrine concernant les réseaux sociaux ?
S. S. G. : Les réseaux sociaux sont aujourd’hui un territoire de conquête, mais aussi de responsabilité.
Nous ne cherchons pas à tout y mettre : notre priorité reste de faire vivre nos programmes sur france.tv.
En revanche, nous y déployons des formats natifs, pensés pour chaque plateforme, avec une exigence éditoriale intacte. Sur TikTok, Instagram ou YouTube, nous produisons du contenu original — informatif, culturel, éducatif — avec les codes et le ton des jeunes générations, mais sans renoncer à la qualité. Par exemple, lancée il y a quelques années avec l’INA et Radio France, la verticale Culture Prime est un vrai succès. Les réseaux façonnent aujourd’hui une grande part de la conversation publique : notre rôle est d’y apporter de la nuance, de la connaissance et de la confiance.
TML : Le Total Vidéo est au cœur de votre transformation. Que recouvre-t-il concrètement ?
Marianne Siproudhis : C’est notre nouveau cadre d’action. Le Total Vidéo repose sur trois leviers : l’unification des inventaires, linéaires et digitaux, pour piloter les campagnes TV-cross-vidéo avec une logique de reach global ; la data collaboration, qui nous permet d’activer des ciblages précis et mesurables en combinant les données first-party de france.tv avec celles de nos partenaires ; et la mesure unifiée de la performance avec Médiamétrie.
A partir de mi-novembre, les scores d’attention seront aussi intégrés dans les outils de médiaplanning des agences médias, dans Popcorn et aussi dans notre plateforme ADspace.ia. Par ailleurs nous serons le premier broadcaster à intégrer nativement les données de coviewing fournies par Médiamétrie dans notre ad server FreeWheel afin d’intégrer le KPI de contacts dans les bilans de campagne. Pour piloter ce Total Vidéo, nous avons mis en place une organisation dédiée avec une Direction Planning et Performance Total Vidéo.
TML : Data et alliances : jusqu’où allez-vous ?
M. S. : Nous enrichissons nos ciblages avec de la data first-party et des partenariats avec Amazon, Unlimitail pour la data retail, ou avec les distributeurs (Orange, Bouygues, SFR, Molotov), ou enfin avec Météo France, Webedia/Allociné et Veepee pour des ciblages déterministes sur des verticales clés, comme l’Entertainment et le lifestyle.
Nous disposons de notre propre data clean room en partenariat avec LiveRamp. Et nous boostons nos solutions de ciblage contextuel avec notre nouvelle offre, nommée Contexte.IA, basée sur un modèle d’IA multimodal qui analyse les images, le texte, l’audio et la vidéo des programmes. Cela permet de détecter et cibler des thèmes, des sentiments, des ambiances ou des égéries.
TML : Comment fonctionnent l’éditeur et la régie dans cette nouvelle logique ?
S. S. G. : Nous travaillons de manière très intégrée. L’éditeur fixe la vision et le cadre éditorial, la régie apporte la donnée, la mesure et la valorisation dans un esprit de responsabilité. C’est un équilibre subtil mais efficace.
M. S. : Pour notre régie, c’est une fierté de porter les couleurs de FTV sur le marché publicitaire, de valoriser la diversité de ses programmes, tout en respectant les métiers de chacun. Nous partageons une même ambition : aligner performance et mission publique. Nous ne vendons pas qu’une audience, nous créons de la valeur durable – pour les marques, les citoyens et la création.
TML : Quelles seront vos priorités communes en 2026 ?
S. S. G. : Continuer à rajeunir nos audiences, renforcer la fiction et accélérer sur les formats natifs. Le linéaire reste notre vitrine, mais france.tv est désormais le cœur de la relation avec les publics.
M. S. Faire du Total Vidéo un modèle d’avenir fondé sur la transparence et l’efficacité. Plus d’innovation, plus de data, en donnant plus de sens à la performance.